San Juan

Mon nez rouge remercie le soleil des plages de San Juan, qui s’étendent depuis Isla Verde, à côté de l’aéroport Luis Muñoz Marin, jusqu’aux murailles de la vieille ville, bordées tout du long par les cocotiers et les raisins de plage. Petit à petit, d’Est en Ouest, les grands édifices hôteliers laissent la place aux façades coloniales colorées et délavées par le soleil et le sel marin.

Les vagues agitées, témoins éternels de la vie quotidienne, rythment de leurs bruits sourds les après midis ensoleillés. Elles sont le point de rencontre des portoricains, en semaine comme le week end. Les plages de San Juan ne sont pas l’exception. Elles sont comme un fil rouge pour cette ville, relatant ce que les portoricains endurent depuis ces dix dernières années.

Elles sont donc naturellement un fil rouge des sensations que j’ai pu y avoir à mon tour, les pieds brûlés par le sable et les oreilles usées par la musique, voisine de tous les jours. Elles m’emmènent en balade le long de la capitale, entre la somnolence de l’océan et l’animation urbaine, loin des odeurs fortes qui imprègnent les rues plus loin dans les terres, amplifiées par les chaleurs étouffantes de la mi-journée.

Isla Verde est le point de chute des vacanciers qui cherchent avant tout à se dorer la pilule au soleil en restant loin de la réalité portoricaine. Les grands resorts s’enchaînent et s’élèvent au delà d’une plage en arc de cercle magnifique, à l’eau limpide malgré les vagues puissantes qui tentent d’arracher les grains de sable à la faveur de la montée des eaux. On trouve de tout, des jeunes états-uniens en recherche d’aventures festives et amoureuses aux familles avec enfants qui se prélassent dans les transats blanc-plastique. La nuit, après deux heures du matin, c’est ici que les fêtards continuent leurs soirées entamées dans la vieille ville ou à la Placita de Santurce. Le soleil du lendemain vient y mettre un terme.

 

La plage d'Isla Verde (la photo n'est pas de moi).

Quittant la plage, à quelques pas de l’eau turquoise, je me retrouve devant les restaurants de fast food de l’Avenida Isla Verde. Le macadam est déjà brûlant, tout comme l’huile des empanadas et alcapurrias des échoppes. Rapidement, en filant vers l’Ouest, l’avenue se confond avec la Calle Loiza, qui traverse le quartier d’Ocean Beach et finit sa course à l’entrée du quartier aisé du Condado. Parallèle à l’océan, cette longue rue aux odeurs d’essence brûlée, de poubelles déchiquetées se prélassant au soleil de midi, d’égouts et de fritures y est comme une injure, une manière de répondre à la perfection de la plage. Comme une démonstration que les activités humaines contemporaines, lorsqu’elles se développent de manière chaotique, auront toujours raison de la beauté, de la tranquillité originelle. Beau paradoxe, la Calle Loiza donne également naissance aux principaux restaurants novateurs appréciés à la fois des touristes et des portoricains. Les cafés sont remplis des graines torréfiées descendues des montagnes par camion. On trouve aussi quelques hostels, qui accueillent principalement des nomades numériques, porteurs d’un travail en perte de sens des réalités à mon goût.

Ocean Beach

Le quartier d'Ocean Beach. Une plage magnifique.

Il faut juste passer le petit pont :) 

Calle Loiza (la photo n'est pas de moi).

Il faut dire que Puerto Rico a du faire montre d’imagination pour changer son tissu économique au fil des siècles. Après l’invasion des états-uniens, la culture de la canne à sucre reste la principale activité économique, jusqu’en 1938. Les États Unis s’arrogent aussi l’exclusivité du commerce insulaire à partir de 1920. Comme un paradoxe quand on sait que leurs velléités indépendantistes du XVIIIème siècle résultaient des mêmes mesures imposées par les colons anglais. Mais bon, on sait que les États-Unis ne sont pas à une contradiction près.

À la faveur de la guerre froide, les états-uniens veulent faire de Puerto Rico un contre exemple de Cuba et y imposent une montée en gamme basée sur une économie capitaliste et libérale. La canne à sucre laisse la place à la pétrochimie, l’électronique, l’industrie textile et, surtout, plus récemment, le secteur pharmaceutique. La Belgique, bien connue pour son secteur pharmaceutique, reste ainsi la troisième économie importatrice des produits de l’île, principalement des molécules pharmaceutiques de base. L’île entre ainsi brutalement dans les mécanismes de la mondialisation.

Un petit miracle économique qui a lieu en partie grâce à une réglementation spécifique, dénommée “clause 936”, mise en place en 1976. Elle permet aux entreprises installées sur l’île de rapatrier leur bénéfices réalisés à Puerto Rico sur le continent américain sans payer d’impôts fédéraux. En plus de cette exonération fiscale très avantageuse, les salaires insulaires relativement bas et l’accès direct au marché états-unien font de Puerto Rico une économie prospère qui rend jaloux tous ses voisins latinos.

Cette accélération économique s’accompagne d’un exode rural gigantesque. Les portoricains affluent en masse à San Juan et les campagnes sont vidées de leur main d’œuvre. L’agriculture, autrefois dominante, devient marginale. Les mœurs états-uniens s’imposent comme la norme et les portoricains y adhèrent allègrement. C’est l’époque faste. Puerto Rico réussit son contrat : devenir la vitrine des États Unis aux Caraïbes et faire du nez à Cuba, contre-exemple communiste.

 

Je remets les pieds sur terre en m’approchant des édifices flambant neuf du Condado, le soleil joue à cache-cache derrière leurs murs. C’est le quartier des expatriés états-uniens et des riches portoricains qui n’ont pas encore décidé de finir leurs jours dans un resort de Dorado, situé plus à l’Ouest de San Juan. Ici, les rues sont plus propres, les odeurs plus supportables. L’air conditionné s’offre une danse à chaque ouverture de portes automatiques, régalant les passants en maillots de bain ou bien habillés. Les voitures ont moins de bosses, certaines brillent. Les cafés branchés se mêlent aux murs blancs des condominios. La Calle Loiza s’efface et les allées vers l’océan sont ombragées par les édifices cachant le ciel. A la plaza Antonia Quiñones, quelques coqs et poules avancent en rythme parmi les pigeons. Particularité de l’île, ils font partie du paysage urbain autant que rural. Les enfants sortent des écoles privées et jouent dans des parcs au milieu des klaxons et du reggaeton. A deux pas, l’autoroute coupe la ville en deux, à hauteur de la Placita, et donne naissance au quartier de Santurce.

Là bas, on croise davantage d’hommes d’affaires, de bobos et une classe sociale qui s’en sort tant bien que mal, malgré la situation difficile de l’île. Juste à côté, Miramar réunit les nouveaux riches qui veulent rester en ville. C’est tout au long de sa Calle Cerra, loin du tumulte de la Placita, que sortent les portoricains le week-end. Un ensemble de bars sympathiques et de parcs à Food Trucks, quelques discothèques, pas de gringos : un vrai quartier alternatif.

Condado

Quelques belles villas bien cachées dans le quartier de Condado.

De l'abondance des coqs et des poules.

Hostel Mango Mansion.

En passant sous le pont, on arrive dans le quartier de Santurce et à la Placita.

Santurce

En me baladant dans le quartier de Santurce, je suis tombé sur un livre qui retraçait l'histoire de San Juan. Les portoricains avaient une fâcheuse manie de détruire leur patrimoine pour construire des stations d'essence. Un exemple qu'on a pas mal suivi à Bruxelles.

"Cassez vous les gringos"

Plage du Condado et sel sur mon objectif.

En montant dans un des immeubles de Santurce, on aperçoit, au loin, à quelques arrêts de métro dont les rames sont désertes, le quartier de Rio Piedras, qui s’étend au sud de Santurce. Les édifices résidentiels ont laissé leur place là bas à des maisons délabrées, à moitié vides, entre lesquelles circulent des voitures auxquelles il manque systématiquement une partie, mais dont le moteur continue de ronronner, comme fier d’avoir tenu si longtemps. C’est en me baladant si loin que j’ai pu apercevoir pour la première fois une pauvreté largement cachée des touristes, parce qu’inintéressante, laide, insécurisante. Les marchés sont vides, les stations de bus sont abandonnées, les nids de poules s’affirment avec toujours plus d’autorité. Les regards sont plus insistants, ils se fixent à mes cheveux bien trop blonds et ma peau bien trop blanche. Je n’ai rien à faire ici, aucun bus ne m’amènera plus nul part en dehors de cette ville.

Je m’en vais, et reviens à mes rêvasseries près de l’océan, dans ce beau quartier du Condado. Au détour d’un grand immeuble, j’aperçois néanmoins une villa abandonnée, puis une autre, et encore. Tout un réseau qui se crée au fur et à mesure de l’exode des portoricains vers les grands villes états-uniennes.

Environ 400.000 portoricains, sur une population d’un peu plus de 3.000.000, ont quitté leur patrie depuis 2000. Environ 1.500 départs par semaine. Restent les jeunes et les vieux, ceux qui n’ont pas le choix, les moins qualifiés. C’est une saignée inévitable, symbole d’un pays qui n’arrive plus à se relever, depuis sa faillite en 2016. Les portoricains sont désormais plus nombreux sur le continent que sur leur île. Ils souffrent d’un abandon d’un demi siècle de leur grand voisin, qui a conduit à une dégradation brutale de sa situation économique.

La fin de la Guerre Froide et l’aboutissement de la mondialisation changent la donne. A partir de 1996, Bill Clinton décide de supprimer la « clause 936 » et d’autres exemptions fiscales afin de récupérer l’impôt fédéral dû par les entreprises venues s’installer à Puerto Rico. En quelques mois, les industries délocalisent en signe de protestation et continuent leur business ailleurs, détruisant des milliers d’emplois. Les plans fédéraux de dynamisation économique de l’île sont un échec qui n’a pas vraiment d’impact sur Washington et l’île s’engage dans une pente dangereuse.

 

Puerto Rico, largement endettée via des taux préférentiels de la part de son voisin états-unien, devient la cible de fonds spéculatifs. Les obligations portoricaines, aux conditions favorables aux créanciers,  font l’objet de jeux financiers malsains, et les autorités s’enfoncent dans la dépendance aux fonds de pensions états-uniens et autres fonds spéculatifs. L’île rembourse ses créanciers en s’endettant massivement à des conditions de plus en plus défavorables. Les caisses sont vides, les factures s’accumulent.

Face au manque de liquidités, les autorités signent le début de l’austérité. L’âge de la retraite augmente, les prix montent, les protestations s’intensifient. Mais la situation ne s’améliore pas. Les obligations de l’île deviennent pourries. En 2016, Puerto Rico se déclare en faillite, incapable de payer ses créanciers qui l’auront mise à genou pour des bénéfices personnels.

L’état fédéral impose à l’île un plan d’austérité, cyniquement appelé PROMESA, pour promesse. La mise en œuvre de ce plan imposé d’en haut amplifie le ressentiment des portoricains à l’égard des États Unis. Obama, avec l’aide du Congrès, constitue dans le cadre de PROMESA une commission de contrôle, composée de sept membres. Elle est chargée de remettre l’île en ordre de marche et d’épurer sa dette. Dans les faits, elle possède les pleins pouvoirs, bien que ses membres n’aient pas été choisis par le gouvernement portoricain mais désignés par l’administration fédérale.

Les portoricains ne tardent pas à l’appeler cyniquement la Junta, en référence claire à un gouvernement dictatorial. La comparaison avec la Troïka et la crise grecque est assez facile. Six des sept membres de cette commission n’ont d’ailleurs aucun lien direct avec Puerto Rico.

Très vite, les privatisations de services publics essentiels sont mises en place, le budget de l’université est réduit de 70%, les fonctionnaires sont licenciés. 900.000 portoricains voient leur protection médicale rognée.

Alors que l’île subit, humiliée, la réduction des dépenses sociales, elle découvre que la Junta lui coûte annuellement un dixième du budget de l’université publique de Puerto Rico. Le salaire de la présidente de la Junta, ex-ministre des finances ukrainienne, avoisine les 625.000 dollars par an. D’autres révélations suivent. Alors que les portoricains n’ont pas le droit d’accéder aux documents internes de la Junta, ils apprennent qu’un de ses principaux conseillers, travaillant pour le cabinet de consultance McKinsey, possède des obligations portoricaines à titre personnel.

Les manifestations sont inefficaces et réprimées dans la violence. Les portoricains, résignés, sont de plus en plus nombreux à choisir l’exil dans les grands villes de la côte Est états-unienne, là où une partie de leur famille habite depuis déjà trop longtemps.

Je remets les pieds sur terre, mais mes pensées s’évadent de nouveau, après une piña colada colorée, sous l’effet de la chaleur.

Les portoricains mordent la poussière, mais n’ont encore rien vu.

Le 20 septembre 2017, des vents de 250 km/h annoncent l’arrivée de l’ouragan le plus dévastateur de l’histoire récente de Puerto Rico. María, de catégorie 5,  traverse l’île d’Est en Ouest et s’en retourne à l’océan en la plongeant dans le noir, sans électricité pendant plusieurs jours. Le sort s’acharne et piétine l’énergie restante des portoricains. Les exilés suivent les événements depuis leur télévision, appelant leurs proches, impuissants. Les survivants, sonnés, découvrent une île dévastée, les toits des maisons envolés, les routes inondées. Les informations sortent au compte goutte. Les principales victimes sont les personnes âgées, mortes pour la plupart dans les maisons de retraite et les hôpitaux, à la suite des coupures d’électricité.

Face à l’incurie des autorités locales et à l’inaction du gouvernement fédéral, les portoricains se débrouillent par eux mêmes, créent des liens, une solidarité s’installe. Les files d’attentes dans les stations d’essence, souvent de plus de dix heures, sont une opportunité de partager sa tristesse, sa colère, de se redéfinir comme un collectif, face à un « grand frère » qui les aura abandonnés, sans jamais s’excuser.

Le 3 octobre, Donald Trump jette des rouleaux de papier toilette à la foule lors de son passage sur l’île dévastée. Cette image provoque un tollé et s’ancre rapidement dans l’esprit des portoricains, comme un rappel cynique de leur éternel statut de citoyen de seconde zone. Trump s’acharne et nie le nombre réel de morts à plusieurs reprises, tout comme les autorités portoricaines, alors que les morgues se remplissent dans les villages coupés de tout moyen de communication. Le président minimise les dégâts et compare la situation à l’ouragan Katrina, une « vraie catastrophe ». Au final, María aura causé deux fois plus de morts que sa sœur en Louisiane.

Par la suite, fier de lui, le président s’attribuera lui-même la note de 10/10 pour sa gestion de la catastrophe.

Le gouverneur de l’île annonce que le coût de la reconstruction avoisine les 75 milliards de dollars. Ils s’ajoutent aux 125 millards de dettes pour une île déjà condamnée à des coupes budgétaires gigantesques. A titre de comparaison, les inondations en Wallonie auront nécessité 2,8 milliards d’euros. C’est 25 fois moins pour un pays beaucoup plus développé, et donc aux infrastructures beaucoup plus coûteuses.

Comme si cela n’avait pas de fin, les portoricains apprennent en juillet 2019 que leur gouverneur actuel, Ricardo Rosello, se moque en privé de la situation des plus défavorisés de l’île suite au passage de l’ouragan, selon une enquête qui rapporte les propos homophobes et dégradants que le gouverneur tient avec ses proches collaborateurs. Une autre enquête journalistique dévoile que les proches du gouverneur reçoivent de manière douteuse une grande partie des contrats de reconstruction de l’île.

S’en est trop, les portoricains descendent par dizaines de milliers dans la rue, mettent la pression, comme une dernière vague d’énergie devant tant de souffrance. Le gouverneur résiste, puis tombe, sous la pression populaire. Un autre gouverneur tombe, quelques jours après sa nomination.

Lors des dernières élections, les partis traditionnels s’effondrent, laissant voir - peut être - le début d’une nouvelle époque, plus radicale, définitivement anti-états-unienne, alors que le pays-continent n’aura montré que du mépris pour ses citoyens. García Marquez, un jour, à déclaré qu’il ne pourrait jamais écrire une histoire se déroulant à Puerto Rico, car « la réalité, là bas, y dépasse la fiction ». Après coup, on ne peut que lui donner raison.

Je reprends ma route là où je l’avais laissée, devant un CVS et un supermarché ouvert 24 heures sur 24. Mes pas m’entraînent enfin en dehors du Condado et je traverse, sous un soleil merveilleux, le pont Dos Hermanos, qui relie la presqu’île de San Juan au reste de l’île. En passant l’hôtel Hilton, je bifurque à droite, vers la plage de l’Escambrón. L’ombre des palmiers ne suffit pas à me rafraîchir alors j’improvise un petit plongeon dans les eaux limpides de cette belle plage à l’abri des vagues de l’océan. Comme dans un rêve, je me retrouve nez à nez avec une tortue Carey dont la tête sort de l’eau. Pas timide, elle me laisse nager une demie heure avec elle, au milieu des algues qu’elle mastique machinalement.

Début de Puerta de Tierra.

Bâtiment abandonné juste à côté de l'hôtel Hilton. 

Vous avez trouvé la tortue ? 

Vue sur le Condado depuis la plage d'Escambrón.

Je laisse le soleil sécher ma peau sans me réchauffer et me surprends à écouter un peu de reggaeton de mes voisins de plage. Un peu plus loin, les portoricains sont installés en masse, dans un concours de décibels bon enfant. Les barbecues laissent échapper les odeurs de graisse, les tentes de plage se font concurrence, les sièges pliables sont présents par centaines. Le soleil entame sa descente vers l’horizon, les bières sont fraîches, les ventres sont ronds.

Apéro dominical portoricain. Il ne faut pas avoir les oreilles fragiles. Au loin, le Capitole de Puerto Rico, symbole de la réussite de l'île face à Cuba.

Mes pas sont plus légers, la musique me rend heureux. En traversant Puerta de Tierra, les nombreux reportages à son égard me reviennent en tête. L’historique quartier populaire, qui rassemblait les ouvriers racisés trop pauvres pour rester dans la vieille ville de San Juan, est le témoin le plus direct du redressement économique désiré par les autorités de l’île.

En 2012, face à des finances déjà exsangues et la fin des exonérations fiscales, le gouvernement portoricain introduit deux réglementations permettant à certaines entreprises d’éluder l’impôt. La première réglementation exempte les entreprises d’exportations de biens et services depuis Puerto Rico de taxes sur leurs bénéfices. La deuxième, appelée « ley 22 », permet aux investisseurs en capitaux d’être également exemptés de taxes sur leurs bénéfices. Dans les faits, ce sont principalement les investisseurs en biens immobiliers et en cryptomonnaie qui en bénéficient. Ainsi, en plus de l’absence de taxes fédérales, ces deux catégories d’investisseurs se voient offrir les clés d’un nouveau paradis fiscal. Ces réglementations, d’apparence anodine, provoquent dès leur promulgation une arrivée massive d’états-uniens venus profiter d’un climat d’investissement très avantageux sous les tropiques.

Tout va très vite. De nombreux terrains publics font l’objet de transactions douteuses et passent entre les mains d’investisseurs proche du pouvoir. Des immeubles situés dans des quartiers populaires sont rachetés à tour de bras pour répondre aux besoins croissant du tourisme de masse. La gentrification marche sur les cendres d’une crise qui a mis à genoux les portoricains. L’ouragan María porte le coup de grâce en faisant fuir une partie de la population vers les États-Unis, ce qui permet aux investisseurs de racheter leurs biens éventrés à des prix scandaleux. Les populations restantes font l’objet de pressions pour quitter les quartiers nouvellement prisés par les états-uniens. Les terrains avoisinant les plus belles plages de l’île sont vendues à des consortiums privés, attirés par les gains financiers. Bien que les plages soient publiques, leur accès est de plus en plus compliqué pour les populations locales, qui se voient privées d’une source de bonheur face à tant de difficultés.

 

C’est en découvrant cette réalité que l’on comprend davantage le comportement des portoricains face aux touristes qui affluent sur leur île. Partagés entre une source d’argent qui reste sur l’île et un processus d’appropriation totalement hors de contrôle, la majorité des portoricains ne sait pas sur quel pied danser.

Les tags ordonnant aux gringos de s’en aller sont nombreux, le mépris que j’ai pu recevoir de la part de portoricains me confondant avec les états-uniens est davantage compréhensible.

Puerta de Tierra est l’épicentre de ce mouvement de gentrification, avec Santurce. Sa situation idéale, à deux pas de la vieille ville de San Juan, le rend vulnérable aux appétits des investisseurs. Les populations sont chassées, petit à petit, de leurs logements, les écoles sont vendues à des promoteurs pour en faire des hôtels, les prix montent. C’est un processus universel, résultat d’un capitalisme sauvage qui nie l’intelligence collective, les liens humains, avec sa vision de court terme, son appât du gain, son toujours plus.

Tout cela, j’ai pu l’apprendre au cours de mon séjour. Ça n’intéresse peut être pas grand monde, mais ça me permet personnellement de m’intégrer dans cette réalité et donne davantage de sens à mon quotidien. Mes voyages s’enrichissent de toutes ces connaissances et prennent naturellement une autre dimension. J’y perds un degré d’insouciance, mais j’y gagne une empathie bien plus grande envers ceux que je rencontre quotidiennement. Le monde devient moins stupidement beau, plus complexe et plus intéressant.

La route prend de la hauteur sur les palmiers et les raisins de plage, en contrebas de mes pas. La vue est à couper le souffle. Quelques surfeurs glissent parmi les coraux blanchissants, loin de la plage. Le soleil continue sa chute, comme les gouttes d’eau qui s’échappent de la pointe de mes mèches de cheveux. Le trajet se fait long, les voitures passent en trombes, leur éternelle musique suit juste derrière elles.

La plage de Puerta de Tierra.

"Puerto Rico n'est pas à vendre".

Enfin, après un petit appel téléphonique, avant que la nuit ne commence en Europe, j’atteins les fortifications de la vieille ville, comme une récompense après une après midi sous le soleil. Une place colorée introduit les visiteurs à la beauté de la ville coloniale. Ici, c’est la déambulation sur les pavés irréguliers qui permet de saisir au mieux les rues et leurs caractères. La vieille ville est superbement conservée, et les couleurs des façades délavées sont autant de récompenses lorsqu’on arrive à pied. Malheureusement, les voitures restent reines de la ville et défigurent sans hésiter les places centenaires et les vues sur la mer. Elles s’accumulent sur les routes pavées et forment une chenille qui entoure la ville, avec le bruit des klaxons comme refrain sempiternel. En contrebas, juste en passant les anciennes murailles, on aperçoit un terrain de basket mauve clair, qui indique le début du quartier de La Perla. Comme Puerta de Tierra, il s’est développé dans le désordre afin d’accueillir les ouvriers, principalement Noirs, qui ne pouvaient pas rester la nuit de l’autre côté des remparts. Avec le temps, bien que la vieille ville ait été rénovée, La Perla est restée fidèle à elle même, populaire. Les touristes sont beaucoup plus rares, et ceux qui rentrent en son sein se voient intimés de laisser leurs téléphones dans leur poches. Néanmoins, la cohabitation, encore timide, est paisible, et l’insécurité n’est pas palpable comme dans d’autres quartiers populaires américains. A l’entrée, quelques vendeurs de drogue à la sauvette ouvrent des boites remplies de petits sachets de toutes les couleurs, apparemment pas inquiétés d’être à découvert. Plus loin, en descendant vers la plage, des terrasses improvisées permettent aux habitants de profiter du coucher de soleil. Une piscine aménagée dans le béton est remplie d’enfants qui sautent d’un toit. Des concerts de bomba s’échappent des échoppes, et les verres en plastique continuent leurs aventures parmi les vagues de l’océan. Les voitures y ont aussi laissé quelques unes de leurs pièces, et l’on découvre souvent quelques fils électriques qui pendent à la place de pare-chocs désormais absents. Plus loin, le cimetière donne un côté romantique au quartier qui résiste tant bien que mal à l’afflux des touristes et tente d’en engranger autant de bénéfices possibles.

En haut du quartier de La Perla.

La Perla...

... vue de loin 

En remontant vers la vieille ville, au hasard des rues, on tombe sur quelques maisons historiques. Certaines sont ouvertes à la visite, d’autres semblent abandonnées. Le musée des Amériques est en rénovation, tout comme le musée de San Juan. On passera une autre fois. La factoría est encore relativement vide, et ses cocktails fantastiques dépassent des tables apposées aux vieilles fenêtres. Des airs de salsa résonnent dans la rue. Plus loin, la maison du gouverneur, barricadée, donne sur l’entrée de la baie de San Juan et ses fenêtres brillent sous le soleil couchant. L’après midi touche à sa fin, et les chats font leur sieste sur les pierres chaudes, entre la baie et les remparts. Les palmiers sont comme des sentinelles. Dans le ciel, des cerfs volant par dizaines contemplent la presqu’île. Le parc qui mène au Castillo San Felipe Del Moro, à l’extrémité Ouest de la presqu’île, est le témoin de fêtes d’anniversaires, de pique-niques improvisés, d’enfants crieurs qui tentent de démêler les fils de leurs cerfs volants. En passant au travers, j’arrive finalement en surplomb des douves. Cette fameuse boule jaune qui me tient chaud au cœur finit son tour de ciel et s’apprête à laisser ses chaleurs retomber sur le sol jusqu’au lendemain matin. A l’opposé, un beau lever de lune attire le regard des touristes. De ce côté-ci de la ville, Puerto Rico semble enchantée.

La ville coloniale vaut le voyage à elle toute seule. 

A quoi les rues ressembleraient sans voitures.

Ce à quoi elles ressemblent la plupart du temps... 

Au fond, la maison du gouverneur, barricadée.

Fun story : le propriétaire du perroquet posé sur le kiosque, un peu désespéré, essayait de convaincre son petit ami de revenir dans ses bras. Ça a duré pas mal de temps, et le perroquet avait l'air de faire la gueule. Mais il a finalement réagit rationnellement aux arguments en espagnol du propriétaire. 

Mon affinité pour le Sud vient en partie de ce genre de tableaux.

Et du nom des rues :) 

Je crois que vous avez compris

La Casa Blanca est un des rares bâtiments que l'on peut visiter, un jour sur deux. C'est un petit plongeon en Espagne et quatre cent ans auparavant. Un îlot de fraîcheur qui rendrait jaloux Elke Van Den Brandt et m'a rendu heureux une après midi entière. 

De la sagesse des chats

Encore une rue polluée par des carcasses métalliques. 

Castillo San Felipe del Moro

En rouge, la porte d'entrée de la ville du temps des colons espagnols. En arrivant, les colons s'empressaient d'aller remercier Dieu à l'église (celle qui est remplie de ventilateurs actuellement). J'ai jamais compris si c'était de l'hypocrisie. 

Lever de lune sur San Juan.

Merci d'avoir jeté un coup d'œil à tout ceci ;) Hésitez pas à me faire un retour si l'envie vous en dit ! 

La bise